Le 9 novembre 2019, Berlin célèbre les 30 ans de la chute du mur. A partir de janvier 1990, un groupe de 118 artistes provenant de 21 pays et coordonnés par l’écossaise Christine Mac Lean, s’empare de la portion du mur qui séparait les quartiers de Friedrichshain à l’Est et de Kreuzberg à l’Ouest, le long de la Spree, entre l’Oberbaumbrücke et l’Ostbahnhof. Les 105 oeuvres qu’ils ont créées constituent ce qui sera appelé ensuite l’East Side Gallery, inaugurée officiellement le 28 septembre 1990, quelques jours avant la réunification de l’Allemagne, le 3 octobre 1990.
Longue de 1,3km, l’ESG est maintenant la plus longue portion du mur encore conservée. Inscrite au registre des monuments historiques (« Denkmalschutz ») de Berlin en novembre 1991, elle sera ensuite au cœur de débats touchant, de manière classique
– à la mémoire (faut-il vraiment conserver ce symbole traumatique?),
– à la relation avec ce type de « monument historique » (cela implique-t-il de geler tout projet de construction, et dans quel périmètre?)
Mais aussi, à la patrimonialisation du street art. Par définition, celui-ci est un art éphémère et les artistes qui ont réalisé leurs œuvres en 1990 n’avaient pas en tête que celles-ci allaient durer plus de quelques mois ou années. Or, l’ESG avait acquis immédiatement une telle force symbolique (et est devenue une telle attraction touristique) qu’elle a été rapidement considérée comme un patrimoine historique. Ceci s’est traduit par le fait qu’en 2009, pour célébrer les 20 ans de la chute du mur, le gouvernement fédéral a débloqué un fonds de 2M€ pour restaurer l’ESG et les artistes ont été invités à venir repeindre leurs œuvres.
La polémique a rebondi en 2013 lorsqu’un permis de construire a été délivré pour la réalisation d’un bâtiment de logements de luxe haut de 63m. sur un terrain situé entre la Spree et une portion de l’ESG. Porté par un promoteur qui n’avait pas honte de s’appeler « Living Bauhaus », ce projet impliquait de déplacer une portion du mur pour faciliter les circulations.
Après force manifestations, pétitions et débats enflammés sur la réelle qualité artistique de l’ESG, le processus de gentrification en cours à Berlin, le statut patrimonial du mur… la tour a été finalement construite et la portion du mur replacée. L’ESG a finalement été intégrée, en 2018, à la Berlin Wall Foundation, qui gère également un musée.
Si on en vient au contenu, il n’y avait pas, en 1990, de projet artistique global: chaque artiste était totalement libre du thème et de la surface qu’il souhaitait occuper. Cependant, l’esprit de l’ESG est imprégné de cet optimisme qui présidait à cette époque. Comme l’ont déclaré ensuite Christine Mac Lean et Jordi Pérez (un autre des pionniers): « On pourrait comprendre l’ESG comme un hymne à la joie devenu un manifeste. L’ESG doit rappeler cette joie et rappeler que la liberté n’est pas offerte à une seule personne: on doit se battre, penser et s’engager pour cette liberté ». Message oh combien actuel, à notre époque où les murs se multiplient partout dans le monde! L’ESG est là au moins pour rappeler que les murs ne sont pas éternels.
J’ai visité Berlin à deux reprises: en 2007, alors que les fresques avaient déjà 20 ans et étaient couvertes de graffitis; et en 2009, au moment où on pouvait encore voir beaucoup des artistes en train de repeindre leurs fresques. Les photos tiennent donc compte des 2 moments.
J’ai choisi de présenter ma sélection d’œuvres dans l’ordre géographique, en partant de l’Oberbaumbrücke. Plusieurs d’entre elles n’existent plus.
Juste après cette première fresque, il y avait, jusqu’en 2009, une boutique de souvenirs, genre « Checkpoint Charlie », avec un bureau où on vous tamponnait votre passeport… Le graff illustre plusieurs techniques pour franchir le mur et accéder au mirage occidental de la consommation . Le candidat à l’évasion qui se fait mordre par un chien arbore un portrait de Karl Marx sur la fesse droite.
Sur le côté, un poste de la Grenzpolizei (police des frontières est-allemande): un planton lit le « Journal de l’Armée », avec ses gros titres: « Pour la protection des travailleurs », « En avant vers le 40ème anniversaire de la RDA »… sous un portrait de Lénine un peu embué par la bouilloire qui fume, pendant que ses collègues dorment.
En continuant le long de la Spree, une série d’œuvres aujourd’hui disparues:
Une vue de la Porte de Brandebourg en 1980
Sept. 2007. Pêle-mêle, une sainte, le Che, Gaston Lagaffe, un graffiti « Pas de murs, le monde est trop petit pour çà », un portrait de Mumia Abu Jamal.
En reprenant le parcours côté Kreuzberg (Mühlenstrasse), on rencontre d’abord Gorbatchev au volant,
… Une des oeuvres iconiques de l’ESG: le « Baiser fraternel », par l’artiste russe Dimitrij Vrubel. Cette oeuvre est la reproduction d’une célèbre photo prise par le photographe français Régis Bossu, lors des fêtes du 30ème anniversaire de la RDA (5 octobre 1979), au moment où Erich Honecker (à l’époque, secrétaire général du SED, Parti Socialiste Unifié de RDA) accueille Leonid Brejnev.
Un hommage à Sakharov, par le même artiste russe Dimitrij Vrubel
Oct. 2009, Andreas Paulun & Hervé Morlay – « Amour, Paix »
Installé à Berlin en 1982, le lyonnais Thierry Noir a été un des premiers (si ce n’est le premier) à peindre sur le mur, alors qu’on n’y trouvait que des graffitis. Dans une interview (cf références à la fin de cet article), il expliquait: « « Le Mur de Berlin était un tabou dans la société allemande. Le peindre, c’était briser ce tabou. Étant Français, je n’étais pas vraiment concerné par tous ces enjeux, je ne me rendais pas compte que les réactions auraient pu être aussi violentes. Les voisins, les passants… tous étaient choqués de voir que je peignais de grandes fresques colorées sur le Mur. » La célébrité lui vient avec le film de Wim Wenders « Les ailes du désir« , en 1987: le passage du noir et blanc à la couleur a lieu devant une section du mur couverte de ses fresques. On le voit dans un autre passage du film en train de peindre, perché sur une échelle.
Les artistes danoises Karina Bjerregaard & Lotte Haubart, avec « Himlen over Berlin« , rendent hommage au même film de Wim Wenders, intitulé en allemand « Der Himmel über Berlin » .
Une autre œuvre emblématique, par l’artiste allemande Birgit Kinder: la fameuse Trabant fonçant à travers le mur, avec, pour immatriculation, la date du 9 novembre 1989. Cette œuvre s’est dénommée dans un premier temps « Test the Best » (allusion au slogan publicitaire d’une marque de cigarettes « Test the West« ), puis renommée après restauration « Test the Rest ».
Un des co-auteurs de cette fresque, l’allemand Jim Avignon, a été le seul à enfreindre le tabou patrimonial en repeignant sa fresque, en 2013, avec le même titre mais un motif totalement différent. C’était, pour lui, une manière d’affirmer le caractère éphémère du street art.
Pour celles / ceux qui veulent en savoir plus, quelques liens utiles:
- Interview (2017) de Catherine Mac Lean, Jordi Pérez et Thomas Rojean, 3 des pionniers de l’ESG : https://www.pressenza.com/fr/2017/01/east-side-gallery-monument-vivant-de-joie/
- Un article très complet de la LA Review of Books : « Walls are not everlasting » : preserving the East Side Galleryv(19.12.2013) : https://lareviewofbooks.org/article/walls-everlasting-preserving-east-side-gallery-berlin/
- Site officiel de la Berlin Wall Foundation : https://eastsidegalleryberlin.de/en/
- Témoignage de Margaret Hunter : http://www.margaret-hunter.com/east_side_gallery.html
- Chroniques de la Tageszeitung : https://taz.de/East-Side-Gallery/!t5028925/
- Sur Thierry Noir : https://www.ilnuovoberlinese.com/arte-allombra-del-muro-intervista-a-thierry-noir/
- Article paru dans le numéro de novembre de LM Magazine, par Françoise Objois : http://www.lm-magazine.com/blog/2019/11/01/east-side-gallery/
Ping : Berlin - Kreuzberg, les visages de la diversité - François-Régis Street Art